Vue de l’exposition Hibernation, 18.11 — 17.12.2022 Maison d’Art Actuel des Chartreux (MAAC), Bruxelles © photo : Regular Studio
Avec les moyens de la peinture principalement, Nina Tomàs explore différents états de conscience qui nous sont livrés comme le rendu d’une expérience psychosensorielle unique et éphémère. Au-delà des apparences très pop, voire psychédéliques de ses œuvres, il est question du lien fragile qui unit la réalité et l’imaginaire au moment de l’acte créateur, dont l’inscription au sein de l’histoire de l’art est avérée.
Il ne s’agit pas ici d’épiloguer sur cet outil magnifique, qualifié « d’hallucination artistique » par Flaubert, auquel toute une généalogie d’artistes, d’écrivains, de philosophes ont eu recours, de William Blake à Sigmar Polke, pour reprendre la chronologie établie par Jean-François Chevrier1. Mais tout de même, de re-situer pour les besoins de notre analyse, les caractéristiques de ce « médium » qui en ont fait un puissant révélateur des enjeux sociétaux à différentes époques. Car comme le dit Chevrier : « Les réinventions de l’art visionnaire depuis le XIXème siècle ne sont pas issues, sur un mode sauvage et spontané, d’une ’’ révolte romantique ’’ contre l’empire de la raison positive, ni d’un nouvel attrait pour l’occulte et les miracles de l’esprit. Elles sont passées par le double filtre de la critique et de la clinique. »2
L’hallucination artistique (on ne parle pas ici de délire pathologique) procède surtout d’une négation de l’actualité perceptive, c’est-à-dire plus simplement d’un déni de l’en- vironnement et des phénomènes extérieurs y afférents. Ce qui en fait un puissant outil subversif au service d’idéaux politiques et artistiques, tel qu’on pu l’expérimenter les surréalistes, par exemple.
Pour en revenir à Nina Tomàs et au titre de l’exposition qui nous occupe, Hibernation, il apparaît que l’altération du champ perceptif soit plutôt affaire d’engourdissement et de ralentissement des fonctions organiques du corps. Différente du sommeil, l’hibernation renvoie en effet à une phase de dormance, plus animale ou végétale qu’humaine. En cela, le titre de l’exposition introduit une double lecture : à la fois liée au cycle de la na- ture et des saisons, mais également à l’activité psychique humaine, comme l’indique les nombreuses représentations de coupes de cerveau, au rendu multicolores. À l’origine, cette technique d’imagerie scientifique cherche à élucider le mystère de la psyché, en un mot à rendre visible l’invisible. En s’emparant de ces images pour les broder sur du tissu, Nina Tomàs en fait un motif qui loin d’être uniquement décoratif, nous emmène à questionner cette intériorité. Par ailleurs, la figure du dormeur (ou plutôt de la dor- meuse, puisqu’il s’agit d’autoportraits de l’artiste) démultipliée en autant de facettes et de points de vue différents, interroge la nature de l’activité cérébrale au repos. Ces représentations extrêmement réalistes, inspirées de photographies et exécutées à la mine de plomb, tranchent avec l’imagerie colorée et plus onirique, mais à la facture tout aussi maîtrisée des petites peintures qu’elles côtoient. Intériorité et extériorité, corps et esprit, loin d’être dissociés participent d’un même mouvement, d’un même acte créatif.
Pourtant, Nina Tomàs ne semble pas donner libre cours à ses pensées, à la manière dont André Breton parle de l’écriture automatique : « Surréalisme, n.m. Automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. »3 Les visions de la peintre sont très méthodiquement organisées et scrupuleusement exécutées, selon un pro- gramme prédéterminé, si bien qu’il est même difficile de parler de spontanéité. d’un laisser aller à la répétition d’un même geste et d’un même motif.
Le détail est propice à la divagation, mais permet également au rêveur/spectateur de se raccrocher à une certaine réalité, aussi mouvante soit-elle. Il en va ainsi d’une réinterprétation du célèbre Déjeuner sur l’herbe de Manet, dont le statut d’inachèvement concoure à donner à la scène un caractère énigmatique, tandis que le délicat modelé des personnages et les jeux d’ombres et de lumière la font prendre vie, littéralement, sous nos yeux. On sait combien nombre de détracteurs de l’œuvre de Manet ont commentés en leur temps cette différenciation de la touche entre des zones laissées délibérément floues et d’autres travaillées avec une insistance qui les rendaient suspectes selon eux. Cette différence de traitement se retrouve pareillement chez Nina Tomàs lorsqu’il s’agit par exemple de souligner les plis – on aurait envie de dire le drapé – du costume d’une nettoyeuse de rue. Une manière s’il en est d’abolir la hiérarchie des genres et de s’en prendre, sous couvert d’un excès de réalisme, à l’héritage de la grande peinture d’histoire qui passa sous silence les opprimés (dont en premier lieu, les femmes).
Il convient toutefois de nuancer ce propos naturaliste sur la peinture ou du moins de le relativiser, en notant la présence au sein de cet environnement pictural très étudié de petits objets dont l’aspect immédiatement identifiable font basculer le fantasme du côté du trip. Comme dans Alice au pays des merveilles, c’est par le truchement de substances hallucinogènes qu’Alice pénètre dans une réalité seconde, un monde parallèle au nôtre, au-delà des apparences (et du fameux miroir). Ainsi des petites pilules aux couleurs acidulées alignées le long d’une étagère à portée de main, dont on ne sait si elles sont seulement offertes à la vue ou bien si elles incitent à être prises à la dérobée. Pour ajouter à la confusion, l’artiste a reproduit en porcelaine certains cachets, dissimulés parmi la pharmacopée exposée – constituée de somnifères, mais pas que – si bien qu’il est difficile de distinguer le vrai du faux. Sans pointer du doigt le phénomène d’accoutumance ou d’addiction, Nina Tomàs suggère le rôle que ces narcotiques « maison » peuvent avoir dans une forme de déréalisation du monde, transformant des visions cauchemardesques en rêveries apaisées ou inversement. Si l’image est stupéfiant, pour paraphraser le poète Louis Aragon, gageons que la main, elle, peint ce que l’œil seul ne voit pas.
Septembre Tiberghien, 2022
1 Jean-François Chevrier, L’hallucination artistique de William Blake à Sigmar Polke, Paris,
édition l’Arachnéen, 2012.
2 Op.cit. p.9
3 André Breton, Manifeste du surréalisme, 1924.
Vues de l’exposition Hibernation, 18.11 — 17.12.2022 Maison d’Art Actuel des Chartreux (MAAC), Bruxelles © photo : Regular Studio
Nuages, 2022
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